VI. Chacun sa chimere
Sous un grand ciel gris, dans une grande plaine poudreuse, sans chemins, sans gazon, sans un chardon, sans une ortie, je rencontrai plusieurs hommes qui marchaient courbés.
Chacun d'eux portait sur son dos une énorme Chimere, aussi lourde qu'un sac de farine ou de charbon, ou le fourniment d'un fantassin romain.
Mais la monstrueuse bete n'était pas un poids inerte; au contraire, elle enveloppait et opprimait l'homme de ses muscles élastiques et puissants; elle s'agrafait avec ses deux vastes griffes a la poitrine de sa monture; et sa tete fabuleuse surmontait le front de l'homme, comme un de ces casques horribles par lesquels les anciens guerriers espéraient ajouter a la terreur de l'ennemi.
Je questionnai l'un de ces hommes, et je lui demandai ou ils allaient ainsi. Il me répondit qu'il n'en savait rien, ni lui, ni les autres; mais qu'évidemment ils allaient quelque part, puisqu'ils étaient poussés par un invincible besoin de marcher.
Chose curieuse a noter: aucun de ces voyageur n'avait l'air irrité contre la bete féroce suspendue a son cou et collée a son dos; on eut dit qu'il la considérait comme faisant partie de lui-meme. Tous ces visages fatigués et sérieux ne témoignaient d'aucun désespoir; sous la coupole spleenétique du ciel, les pieds plongés dans la poussiere d'un sol aussi désolé que ce ciel, ils cheminaient avec la physionomie résignée de ceux qui sont condamnés a espérer toujours.
Et le cortege passa a côté de moi et s'enfonça dans l'atmosphere de l'horizon, a l'endroit ou la surface arrondie de la planete se dérobe a la curiosité du regard humain.
Et pendant quelques instants je m'obstinai a vouloir comprendre ce mystere; mais bientôt l'irrésistible Indifférence s'abattit sur moi, et j'en fus plus lourdement accablé qu'ils ne l'étaient eux-memes par leurs écrasantes Chimeres.